Faut-il sculpter les animaux ? (1)

Eitan Miranda de León est un cartomancien mexicain qui travaille avec un tarot inspiré des cosmogonies indigènes d’Amérique du Nord. Lors de ma première consultation, nous avons tiré les neuf cartes de mes animaux-totems et il m’a dit alors que chaque fois que m’apparaîtrait l’un de ces animaux, la connexion avec lui et les pouvoirs qu’il représente s’actualiseraient. Il définit une apparition soit comme la rencontre réelle avec cet animal, soit comme la vision d’une représentation de ce dernier : dans un documentaire, un film, sur un vêtement, sous forme de jouet ou de bibelot, comme thème dans une discussion... L’apparition est un signe que me fait l’animal-totem en question, s’invitant dans ma réalité pour me rappeler l’un de ses pouvoirs. Quelques-uns de mes animaux-totems : le lapin pour la peur, le cheval pour la force de travail, le tatou pour les limites. Chaque animal représente une qualité ou un enseignement et chaque apparition est un rappel de cet aspect de ma vie ou de ma personnalité. Bien entendu, il s’agit de la traduction humaine et anthropomorphique de qualités que nous projetons sur les animaux : un lapin en soi a de bonnes raisons d’avoir peur, situé en bas de la chaîne alimentaire comme il est. De même, aujourd’hui, la condition d’un cheval qui continue d’évoquer la force brute et la majesté, est contenue dans des fonctions, pour la majorité, récréatives et anecdotiques, bien loin du rôle prépondérant qu’a pu exercer son espèce depuis l’Antiquité, avant d’être remplacée par la traction mécanique.
Je ne crois pas que Laurent Le Deunff ait eu l’intention d’invoquer quelque chose d'aussi ésotérique dans les représentations d’animaux qui abondent dans son travail –en tout cas pas de façon délibérée. Il a en revanche toujours été conscient que les sujets abordés dans sa pratique sont un peu à part, peut-être parce qu’il est né dans un contexte semi-rural, où il était justement en contact avec certains animaux : animaux de la ferme, animaux chassés ou présents dans la rivière près de laquelle il a grandi, animaux de compagnie. Cependant, ces « visions » d’animaux et d’environnements non urbains ne sont pas isolées puisqu’elles sont également présentes pour le petitLaurent dans la culture audiovisuelle globale des années 1980-1990, sous la forme d'archétypes millénaires passés à la moulinette pop de Hollywood. Qu’on pense à des films comme L’Histoire sans fin et son chien serpent, aux Dents de la mer, à Jurassic Park ; ou à des programmes de télévision comme Thalassa, Chasse et pêche ou 30 millions d’amis. Même pour les plus urbain·e·s d’entre nous, petit et grand écran ont maintenu une présence continue des animaux dans nos vies, le plus souvent sous le prisme d’une interprétation anthropocentrique de leurs activités, leur prêtant des sentiments et attitudes humaines destinées à modeler notre rapport à eux : héros ou victimes, puissants ou vulnérables, fidèles à l’homme ou au contraire fuyant tout contact avec la civilisation. Aujourd’hui comme hier, les animaux servent de protagonistes non consentants à la construction de la représentation d’un dilemme humain millénaire, celui du combat entre instinct etdomestication, passion et raison, « nature » et « culture ».
L’animalisme (2) et son corollaire, le mouvement végétaliste (3) ou « vegan » qui souhaite l’arrêt de toute exploitation animale, tout particulièrement l’élevage des animaux à des fins d’abattage et de consommation de viande, sont des mouvements de pensée qui, en Occident, voient le jour au milieu du XIXe siècle, de façon concomitante à la montée en force de deux autres mouvements d’émancipation importants, ceux des suffragettes et des abolitionnistes. Au risque de choquer certaines personnes, je ferais un parallèle entre ces trois luttes d’émancipation, en tant qu’elles concernent trois groupes d’êtres vivant·e·s : les femmes, les afrodescendant·e·s et les animaux. Bien sûr, le statut de cettedernière communauté continue de faire débat au sein de la société : mais on va dire que depuis les années 1970, de nombreux courants de pensée antispéciste se développent, sous l’influence de doctrines comme l’écoféminisme par exemple.
On pourra ainsi citer des philosophes comme Donna Haraway, Eduardo Viveiros de Castro, Rosi Braidotti ou Starhawk, qui défendent à notre époque contemporaine des alternatives à la pensée positiviste anthropocentrique, cherchant à décentrer la vision du monde imposée par l’homme européen depuis des siècles et à proposer des systèmes de vie plus horizontaux et égalitaires. Critiquer la vision de l’homme occidental et ses valeurs largement inspirées par la religion – ne soyons pas dupes –, en lui opposant la compréhension et la représentation de points de vue, fussent-ils spéculatifs, issus d’autres organismes et écosystèmes, selon le principe de « l’objectivité
forte » (4), est l’un des défis de notre époque. Ces méthodes constituent un réel outil pour affronter les défis tant conceptuels que technologiques posés par le changement climatique au-delà d’une hypothétique fin du capitalisme, lutte que les gauches internationales peinent à considérer en dehors d’une logique binaire post-guerre froide héritée du siècle dernier.
À la faveur de la pandémie, ces questions sortent du champ des pensées minoritaires et accompagnent les déplacements de la population des deux dernières années vers des territoires
semi-ruraux, considérés comme porteurs d’une autre relation à l’environnement : la pandémie nous oblige à revaloriser notre connexion à la nature, en tant qu’elle déstabilise aussi les chaînes de production et fait miroiter l’hypothétique échec de nos actuels systèmes d’organisation alimentaire basés sur l’extractivisme et la mondialisation.
Si Laurent Le Deunff a été taxé d’artiste « archaïque » à l’époque de son diplôme en 2001, il est aujourd’hui pile dans le bon timing. Au début du siècle, au moment où tout le monde était lancé au grand galop contre le mur du changement climatique sur lequel nous sommes en train de nous fracasser, peut-être lui-même était-il déjà en décroissance, ou en tout cas vivant selon des principes de décroissance sans le savoir. Il n’a en effet jamais ressenti l’envie d’accélérer, faisant de lui un cas compliqué pour le monde de l’art qui exige sans cesse plus de vélocité, plus de participation, plus de voyages, plus de compétition. Laurent n’est pas intéressé par la compétition.
Opérant depuis sa maison dans la banlieue de Bordeaux où le jardin sert depuis peu comme une extension logique de l’atelier, il a longtemps affirmé l’autonomie comme un moteur de la pratique : il veut faire lui-même, apprendre les techniques au fur et à mesure des défis conceptuels et représentationnels qu’il se lance. Cette logique « autonomiste », qui a longtemps été une réaction aux pratiques standardisées de production artistique héritées du minimalisme consistant à « déléguer » la fabrication des œuvres pour établir la notion de « génie » artistique comme plutôt liée au concept qu’à la facture ou au style, a récemment été remise en question par Laurent dans sa collaboration avec le rocailleur Philippe Le Féron (5). Mais je reviendrai à cette question du recours à l’artisanat après avoir répondu à celle-ci : pourquoi les animaux ? Laurent ne répond jamais frontalement à cette question. Au contraire, dans sa précédente publication, L’Incroyable (6), il affirme que l’animal n’est pas son sujet. Si l’animal n’est pas le sujet, qu’est-il ?
À la lumière des quelques références et anecdotes relatées précédemment, je voudrais formuler l’hypothèse suivante. Notre relation aux animaux – et plus largement à la nature – s’est dégradée avec la modernité jusqu’à ne plus apparaître pour la majorité des humain·e·s que comme une relation symbolique dénuée de toute réalité. Dans les contes, les légendes, les croyances ancestrales, les animaux avaient une fonction mythologique, comme aujourd’hui dans l’astrologie –discipline dont Laurent est d’ailleurs féru. Il est intéressant de se demander quelle fonction ont aujourd’hui les représentations d’animaux dans le contexte où nous vivons, où il nous est urgemment demandé de réévaluer notre relation avec la nature ou en tout cas la relation de notre espèce avec les autres. Je suggèrerais alors que le choix de Laurent de s’intéresser à la représentation de l’animal et de son habitat, relève d’une intuition insistante quant à l’importance de l’animal à notre époque comme un symbole clé, à la croisée des questions environnementales, affectives, historiques complexes qui posent la question de qui a droit à la vie et dans quelles conditions. La confrontation avec les animaux de Laurent répond ainsi à la double interrogation que pose notre relation avec les animaux : d’une part une question profonde sur la nature de notre relation réelle avec eux dans ce monde, et d’autre part celle de leur pouvoir symbolique et mythologique. Cette connexion symbolique peut justement être actualisée dans une pratique comme celle de Laurent, qui explore les notions de réalisme ou de symbolisme attachées aux traditions séculaires de représenter les animaux dans l’art et l’artisanat. C’est ainsi que Laurent, en commençant à hybrider sa pratique par l’intégration de savoir- faire techniques et esthétiques d’autres artisan·e·s, répond justement à une autre intuition concernant notre époque : le besoin intrinsèque de redéfinir de façon conjointe notre rapport à la spiritualité et à la technique.
Laurent – homme blanc, cis et hétérosexuel – comprend que ce n’est pas à lui de se définir comme féministe et je pense même que le terme « antispéciste » ne lui serait pas venu à l’esprit. Mais c’est aussi un homme qui assume des qualités féminines en lui, qui admet qu’être parent a changé sa vision du monde, qui assume les soins inhérents à cette parentalité et comprend le moment de l’enfance comme un moment de connexion différente au monde – tout comme il comprend intuitivement la position éthique et existentielle particulière de l’animal au sein de notre monde actuel. Intuitions qui se traduisent dans la pratique par une attention spécifique au fait de raconter des histoires, construire des mondes, inventer des textures ou des origines, sans toutefois clamer autoritairement les formes –
comme le ferait un auteur justement, ce fameux génie que nous cherchons à dézinguer une fois pour toutes, nous les féministes. Pour toutes ces raisons, je voudrais suggérer Laurent Le Deunff comme un allié, et l’accueillir en tant que tel parmi nous, dans l’humble mais puissante communauté de celles et ceux qui veulent que ça change, et qui agissent dans cette direction. Et dans le monde de l’art actuel, iels ne sont pas si nombreux.

Dorothée Dupuis est commissaire d’exposition, critique et éditrice basée à Mexico.
Elle est spécialisée dans l’art contemporain et ses intersections avec les pensées
trans/féministes, post-marxistes, antiracistes et décoloniales. Elle est la fondatrice et
directrice de la publication du magazine Terremoto.mx.

1. Je pastiche le titre du plaidoyer végétalien de Jonathan Safran Foer, Faut-il manger
les animaux ? (Eating Animals. New York: Little, Brown and Company, 2009).

2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Animalisme. Voir à ce sujet le livre fondateur de Peter Singer, Animal Liberation: A New Ethics for Our Treatment of Animals. NYC: Harper-Collins, 1975.

3. https://fr.wikipedia.org/wiki/Véganisme

4. Concept conceptualisé par des théoriciennes de la science dans les années 1980 comme Sandra Harding, cf. https://en.wikipedia.org/wiki/Strong_objectivity

5. La rocaille est une technique de sculpture décorative en ciment inventée à la fin du XIXe siècle, le plus souvent pour représenter un vocabulaire formel issu des mondes minéraux et végétaux, en résonance avec les mouvements Art Déco et Art Nouveau.

6. Laurent Le Deunff: L’Incroyable, édité par Clotilde Viannay. Dijon: les Presses du
Réel, 2021.