Publié dans Laurent Le Deunff, catalogue de résidence Shakers, 2008

Laurent Le Deunff considère le billot de bois comme la feuille de papier : un matériau encore informe auquel l’artiste, armé de ses outils, de son savoir, de son savoir-faire – qu’on appelait autrefois son art -, doit donner forme. À partir de cette situation de départ l’artiste expérimente les différentes possibilités de la sculpture sur bois et du dessin au crayon. Le classicisme de la démarche me semble sous-tendu par le fait que l’artiste se moque de l’histoire de l’art en tant que système prescriptif et normatif. Elle n’est pas une narration marquée par des seuils et des points de non-retour qui interdiraient d’aller dans telle direction qui semble anachronique, mais un déploiement toujours plus large et ouvert de possibilités, créant un répertoire dans lequel l’artiste peut puiser et, en quelque sorte, trouver des solutions aux problèmes spécifiques qu’il rencontre dans le processus de création.
Ainsi parmi les dernières sculptures, deux grands fantômes taillés d’un bloc dans le chêne. Elles s’appréhendent de façon assez immédiate, ayant une structure simple. Les fantômes sont des monolithes, l’un d’aspect totémique et l’autre, le fantôme volant, d’une structure plus complexe du fait du choix du sujet. Ce dernier aurait pu être « véritablement » volant par suspension de la sculpture. Mais cette option qui, par le recours à un artifice, enlèverait à la sculpture son socle terrien, me semble trop artificielle, trop ludique pour l’art de Laurent Le Deunff. Le fantôme n’a pas besoin de donner l’impression de voler « réellement ». L’artiste préfère opter pour une solution plus classique, faire naître la forme achevée d’un socle non finito. Un choix qui se démarque d’une tendance ludique de la sculpture contemporaine.
Étant ainsi inactuelle, la sculpture de Laurent Le Deunff s’enracine plus profondément dans l’histoire : son observation nous fait apparaître la mémoire de pratiques et de traditions sculpturales appartenant à différentes temporalités. Celles-ci, qui se rencontrent dans une même sculpture, ne le font pas de façon extérieure, ce qui prend toujours la forme d’un gag. Les temporalités les plus éloignées sont ici comme tissées de l’intérieur de sorte que ressurgissent des formes archaïques qui sont passées par toute l’histoire de la sculpture, de la statuaire gréco-romaine au minimalisme, passant par le baroque.
L’idée des fantômes en bois apparaît lors d’un voyage en Colombie britannique. Visitant des parcs nationaux pour y réaliser une série de dessins d’après nature (Dans le bois), il remarque l’absence de mémoire indienne que tentent de masquer, en la révélant de manière encore plus criante, de faux totems indiens, objets kitsch s’il en est. Les fantômes sont alors conçus comme un moyen de rappeler et manifester cet esprit détruit et nié par les colonisateurs. À la base de ces œuvres, l’artiste se trouve refaire le geste du sculpteur archaïque, tel qu’exposé par Jean-Pierre Vernant dans ses essais sur la sculpture rituelle dans la Grèce archaïque, à savoir : rendre visible l’invisible, réaliser une sculpture qui n’est pas illusionniste, n’étant pas la copie d’un objet sensible, mais relève de la catégorie du double, au même titre que les âmes des morts et les apparitions oniriques. Ne cherchant pas à singer la sculpture amérindienne, il cherche plutôt à donner une interprétation qui appartienne à sa propre culture. D’où le choix du recours à la figuration populaire occidentale du fantôme par un drap faisant apparaître, par un jeu de creux et de plein, à la manière d’une empreinte inversée, une présence invisible. Ce choix inscrit ces sculptures dans la tradition européenne puisque l’artiste se confronte alors au problème de retrouver la légèreté du drapé dans la matière brute, tissant de ce fait deux problématiques, mimétique et non mimétique. Ces fantômes de vieux chêne, aux surfaces douces comme une peau, ont des allures de moines médiévaux, si bien qu’ils semblent avoir dans l’histoire de la sculpture une parenté avec le premier gothique.
La question de la traduction et du tissage de temporalités éloignées se retrouve dans la réalisation des quatre totems animaux du CAPC à Bordeaux en 2007. L’inspiration première est les petits distributeurs de bonbons à tête d’animaux « PEZ ». Mais l’artiste ne cherche pas à refaire, en plus grand et dans un matériau noble, les jouets en plastique de son enfance, suivant un goût ironique du fac-similé. Le jouet est plutôt une voie d’accès, inattendue mais connue du public, vers une sculpture magique. Ce serait une erreur en toutes circonstances de voir dans les sculptures de Laurent Le Deunff une popularisation ou une actualisation ironique de la tradition ancienne de la sculpture sur bois. En cela proche de Stefan Balkenol, il la prend, pourrait-on dire, au sérieux. Raison pour laquelle il ne peut répéter les figures même de cette tradition, ce qui serait tomber dans le kitsch, mais les puise dans son actualité, poursuivant plus cette tradition qu’il ne s’en empare, « comme dans un beau style qui superpose des formes différentes et que fortifie une tradition cachée ».
Le style, notion littéraire, pourrait se définir comme un certain usage de règles conventionnelles et contraignantes parvenant à créer du nouveau, du « jamais vu », là où ne devrait se répéter que le même. En dépit des règles qui la régissent, qui ne sont certes pas immuables mais souffrent peu de variations, la langue comporte aussi de l’aléatoire, les différentes manières possibles d’arranger ses phrases. Ainsi il existe une infinité de styles possibles, autrement dit une infinité de compositions possibles à partir d’un nombre fini d’éléments organisés suivant des règles existant aussi en nombre fini. Le style ne se loge pas dans un espace séparé, espace de liberté où pourrait s’exprimer la subjectivité de l’écrivain, il consiste en une façon d’inventer en appliquant des règles et trouver, dans l’assemblage des mots et des phrases, la meilleure façon d’exprimer l’objet qu’on s’est donné. Ces considérations transférées dans le champ de l’art peuvent aider à comprendre les raisons du classicisme de Laurent Le Deunff. Il œuvre en styliste, qui compose et invente en s’astreignant à des règles sévères, observant scrupuleusement les contraintes léguées par la tradition de la sculpture et du dessin classiques, travaillant avec constance et régularité.
On appelle précisément classiques les périodes où beauté selon l’art et beauté selon la nature semblaient ne faire qu’un. Outre le respect d’une tradition, le classicisme se distingue par cette idée, que l’art est capable de retrouver en lui-même, par ses moyens spécifiques, une beauté qui ne sera pas tant la copie de celle de la nature mais sa réflexion, la beauté de l’un se renforçant de celle de l’autre qu’elle évoque. À l’extrême pointe de cette rencontre se trouve la nécessaire rigueur de l’observation de l’objet naturel qui commande et fait coïncider celle de l’art et celle de la nature. La série de dessins réalisés dans les forêts canadiennes, Dans le bois, en est une belle illustration. Après les Chasseurs flous, conçus d’après des photographies prises dans des magazines de chasse, Laurent Le Deunff est « allé au motif », comme on disait autrefois. Alors, il s’agissait pour lui d’être fidèle à son objet, à la façon d’un naturaliste qui, par un dessin minutieux, ramène auprès de ses contemporains des images de l’autre monde. L’objet, tas de bois, souches rongées, reliefs de feux de camps – tous traces d’un passage –, impose son style et dicte à l’artiste rigueur et précision. Alors, le trait du dessin s’est précisé. Là où la tradition du dessin d’après motif autorisait un croquis rapide, repris et réinventé dans l’atelier, Laurent Le Deunff a fait de la forêt son atelier, passant plusieurs heures à achever l’œuvre en présence du modèle. Isolant des détails, les dessins n’égarent pas le regard par une profusion d’informations mais le concentrent dans une forme simple rendant compte de la perception de la forêt dans sa globalité. S’il a du passer ainsi autant de temps dans la forêt, à la façon d’un Cézanne cherchant, durant ses longues séances en pleine nature, à mettre dans le tableau non seulement sa vision du paysage, mais aussi les odeurs, les sons, tout ce que le vent pouvait agiter et charrier jusqu’à lui, c’est sans doute qu’il avait besoin du temps du dessin pour entrer dans celui de la forêt, un temps minéral et végétal qui fait passer toute la forêt dans une pauvre souche rongée par un castor.
La dernière série de dessins réalisée par l’artiste, Autoportraits dans la nature, évoque la figure romantique de l’artiste puisant son inspiration dans le spectacle de la nature, en donnant une version définitivement païenne. L’artiste n’y est pas, en effet, face à la nature mais bien dans la nature, inclus dans cette totalité, sans transcendance. Les romantiques avaient usage de figurer les Muses comme intermédiaires entre l’artiste et la nature, faisant de celle-ci un mythe culturel. Laurent Le Deunff, lui, se représente en promeneur, arpentant la forêt, comme l’étaient ses Chasseurs flous. L’uniformité du traitement des différentes matières les inclue et les lie toutes en une apparition vaporeuse à la surface du papier. Le dessin est plus que jamais sensuel. L’esprit y apparaît comme une émanation du sensible.
Laurent Le Deunff n’est pas amateur d’exploit. Il n’est pas question pour lui, par la virtuosité de son style, de faire la démonstration de son talent. Il appartient à cette trempe d’artistes qui ne cherchent pas à inventer leur style personnel, mais le style, le seul rendu possible par les sujets et les moyens qu’il s’est donné. « Au reste il ne s’agit que de bien faire » notait Robert Bresson, avec qui Laurent Le Deunff me semble avoir une parenté, qui écrivait également que « Nouveauté n’est pas originalité ni modernité », se référant à Rousseau déclarant : « Je ne cherchais pas à faire comme les autres ni autrement ».