Article de Judicael Lavrador, Libération, mardi 2 février 2021

«The Mystery of Sculpting Cats», la faune et la forme
Artefacts bruts et assumés, les sculptures de Laurent Le Deunff, exposées à la galerie Semiose, montrent les animaux sous un jour nouveau.

La plus grande salle de la galerie Semiose s'est transformée en parc arboré laissé en jachère pendant l'hiver. Les branches mortes traînent au sol et la mousse verte lèche sans retenue les socles au somment desquels les sculptures animalières de Laurent Le Deunff pointent le bout de leurs antennes (d'escargots), leur bec crochu (de hiboux) ou encore leur museau (de castor). La représentation des bêtes se fait aussi discrète, artificielle et honnête que cette modeste mise en scène qui ne prétend qu'à moitié au dépaysement. Les murs et l'éclairage de la galerie arborent l'ordinaire blancheur livide du white cube de l'art contemporain. Et l'artiste n'est pas allé jusqu'à sonoriser la pièce pour recréer l'ambiance des sous-bois. La scène est muette et les animaux sculptés ne parlent que pour eux-mêmes. Ni le hibou ni l'escargot ne sont les symboles de quoi que ce soit. Ils sont là comme rendus à leur étrangeté d'êtres vivants non humains, qui ne tiennent pas à poser de manière grandiloquente. Ce sont donc des sculptures qui rechignent à jouer le jeu dépassé de cet art qui magnifie son sujet, voire le geste de son créateur, chasseur de trophées. Pourtant, le geste de Laurent Le Deunff colle au plus près de l'apparence de ses modèles. Il sait y faire. Mais le matériau désuet et tellement peu naturel qu'il a choisi pour eux, la rocaille, mélange de mortier, de sable et de ciment, les empêche d'apparaître là plus vrais que nature. Ils restent faux, des artefacts un peu décrépits et l'assument.

Invisible

Saisir le monde animal qui se tapit et se camoufle implique parfois pour Laurent Le Deunff de n’en capter que les traces et les fragments que la faune laisse furtivement sur son passage. Ainsi sculpte-t-il en bois des dents de requins, avant de les assembler en colliers géants. Ou bien, de manière plus éloquente, il se procure du caca de dinosaures (ça se vend sur des sites en ligne !) pour y tailler les figures de bonshommes grimaçants et minuscules. Dans l’exposition, la série s’affiche plantée sur des piques comme les amulettes de l’Egypte ancienne ou des silex de la préhistoire. Tout l’inverse de ce que convoque dans l’esprit l’image des dinosaures, forcément gigantesques. C’est le travail du sculpteur : faire dériver le lointain vers le proche, le géant vers le tout petit, et l’animal vers l’humain, grotesquement. Comment faire prendre la lumière d’une exposition à une taupe aveugle ? Comment la sculpter, sinon dans cette tradition de la sculpture qui précisément creuse et soulève l’invisible, c’est-à-dire le bas-relief ? Ni une ni deux, Le Deunff s’en charge et expose ses panneaux de bois teintés de couleur terre et entaillés d’un réseau de veines, où se tapit la bestiole.

Vedette

L’animal ne saurait pourtant se résigner à n’être que le cobaye. L’artiste lui laisse prendre sa revanche et le dessus sur l’arrogance, fût-elle atténuée, de son démiurge. Celui-ci a donc portraituré, cinq années durant, son chat, Grelot, s’étirant et batifolant, au milieu des sculptures auxquelles il travaillait dans son atelier. Les dessins à la mine de plomb mettent ainsi en scène les œuvres, animales, de l’artiste en train de se fabriquer et la manière dont leur premier spectateur, un animal, les côtoie. Indifférent et joueur. Hospitalier et narcissique. Il joue la vedette, reléguant à l’arrière-plan, et sous son arrière-train, les productions de son maître.

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